Réalisé avec le soutien d’Intermon Oxfam
«Faut-il changer le monde?» Je demande à Charifa à la fin d’un long entretien.
Elle ne répond pas immédiatement. Elle prend son temps pour y réfléchir sans baisser la tête, en gardant un long silence.
«Le monde?» Sa voix, presque inaudible, examine minutieusement la question, comme si d’un étrange objet s’agissait, peut-être une question piège.
«Ce qu’il faut faire c’est changer la fraise!», répond finalement. Son enthousiasme, sa joie et sa conviction provoquent d’immédiat le sourire de l’audience qui écoute son récit, traduit de l’arabe par un interprète. Elle raconte sa vaste expérience en tant que travailleuse de la fraise, et comment, progressivement, elle est passée d’être une fille effrayée qui pleurait en solitude la dureté du travail, qui supportait les voyages nocturnes dans les camionnettes qui l’emportaient aux usines ou aux terrains de culture comme un animal, qui souffrait les maltraitances du contremaître, le harcèlement, l’esclavage, comme elle et tant d’autres corroborent, pour devenir militante de l’action sociale. Une femme qui, à 23 ans, ne baisse pas la tête et dit tout ce qu’elle pense. Nous sommes au Maroc, dans la province de Larache.
Où que tu regardes: des fraises.
Là-bas, le champ se présente aménagé en espaces verts, et l’horizon a été couvert d’une inquiétante surface en plastique, devenue miroir par l’action du soleil, et eau du lac par l’effet de la lune. Fraises. Hangars et usines se lèvent comme des constructions modernes. Usines à fraises. Des fraises partout.
La mer de plastique de l’Andalousie s’est déplacée vers la côte nord de l’Afrique. Les chefs d’entreprises se pressent à investir dans le sud. Nos chômeurs pourront bientôt accéder au marché de travail en marchant sur un mirage en plastique, juste avant de plonger dans le Détroit1, lieu où découvrir que la terre promise est souvent celle qui échappe.
Investir, d’après le dictionnaire de la RAE2, signifie aussi «changer l’ordre naturel des choses».
Vous devriez être reconnaissants
Dans les années 90, l’incidence du Maroc en tant que producteur de fraises dans le marché international était très faible. Actuellement, la production de ses terrains de culture et ses usines de refroidissement et emballage s’est multipliée jusqu’à avoir dépassé les cent mille tonnes par an. La plupart de la production est exportée à l’Union Européenne —un 70%—, aux Emirats Arabes, et même à la Chine. L’objectif est de tripler ce chiffre pour produire trois cent mille tonnes en 2020.
Et pourtant, une grande partie des notables bénéfices reste toujours dans les mêmes mains, celles des entreprises productrices, les grandes multinationales qui contrôlent le marché et la distribution mondiale, et qui sont toujours propriété des pays du nord.
Pareillement, la plupart des graines et des fertilisants appartiennent encore à quelques sociétés américaines.
Néanmoins, à mesure que leur concurrence fait pression sur le prix définitif du produit, ces grandes entreprises transnationales recherchent sans relâche la façon de réduire les coûts de production. Pour acheter pas cher, il faut produire pas cher. Voilà la consigne. Comment faire pour y arriver? Qui payera ces réductions ?
Ça fait longtemps que le nouveau capitalisme a délocalisé le bénéfice des entreprises dans l’enchevêtrement du monde financier transnational. Effectivement, grâce à la délocalisation, par laquelle les entreprises sont immatriculées dans des paradis fiscaux, les grands groupes échappent de payer les impôts aux pays de résidence des principaux bénéficiaires, ce qui fait que la différence entre riches et pauvres augmente énormément. Le contrat social issu des révolutions démocratiques des droits civils se voit donc écrasé par les stratégies des entreprises.
Qu’est-ce qu’on pourrait bien faire pour baisser le coût de production?
Sans réduire le bénéfice des entreprises et sans serrer les frais de distribution et de commercialisation, il ne reste qu’une solution: faire un tour de vis aux ouvriers. Il faut pénaliser les salaires !
Etant donné que les travailleurs des pays riches ne tolèrent pas être exploités sans limites —esclavage d’après Charifa-— sans au moins se résister, puis qu’ils possèdent des droits obtenus, rien de plus facile que déplacer la chaîne de production là où la masse ouvrière soit plus maniable et soumise, en la transférant dans des pays plus pauvres, où les nouveaux ouvriers du XXIème siècle remplissent au moins deux conditions.
La première est que par nécessité ils accepteraient de travailler à tout prix et sous les conditions fixées par les entreprises, normalement étrangères, et dont les bureaux et cadres supérieurs sont à des milliers de kilomètres de l’endroit de production.
La deuxième condition est leur faible, voir nulle, puissance d’association, de défense et de création de syndicats, et le fait de vivre sous un régime autoritaire où le pouvoir politique est fragile, préférentiellement corrompu.
Ces deux conditions étaient remplies par les ouvriers textiles décédés au Bangladesh lors de l’écroulement d’une usine, dont les ruines ont dévoilé au moins 1127 corps sans vie déjà récupérés, et des restes d’étiquettes de grandes firmes commerciales pour lesquelles ils travaillaient (parmi elles, on retrouve les espagnoles Mango et El Corte Inglés).
«Vous devriez nous être reconnaissants parce que grâce à nous vous avez un travail». «Si nous partons, vous mourriez de faim», disent souvent les entreprises étrangères.
Et celle-ci n’est pas une menace sans fondement. Au contraire. Ces firmes qui contrôlent le marché international bâtissent et démolissent les usines et achètent ou arrêtent d’acheter les produits à leur convenance.
Pendant la révolution tunisienne, les ouvriers des grandes corporations étrangères ont vu dans l’ambiance une opportunité d’améliorer les relations de travail et les salaires, imposés par la dictature en concordance avec les investisseurs étrangers. Malheureusement, ils ont vite réalisé que leurs protestations ne signifieraient que le déplacement des usines vers d’autres pays dont les ouvriers seraient prêts à baisser la tête.
C’est exactement ce qu’a fait l’entreprise japonaise Yazaki, dédiée à la fabrication de composants électroniques, qui a fermé et délocalisé deux de ses usines de montage après que leurs travailleurs aient demandé de se faire payer les heures supplémentaires et les dimanches travaillés!
Naima a peur des scorpions et des gérants
Mais nous sommes au Maroc pour parler des fraises. Et c’est Naima qui a la parole:
«Au début, je travaillais aux champs —explique-t-elle. La principale différence entre le champ et l’usine est qu’au champ on travaille sous les rayons de soleil depuis l’aube jusqu’à la tombée de la nuit. Toujours inclinées, en portant une caisse attachée au dos. C’est très dur. Très fatigant. Pour nous protéger du soleil, on porte le chapeau traditionnel, taraza, qu’on couvre avec un drap rouge qui absorbe la chaleur et qui dépasse le chapeau comme une visière pour protéger la vue. Un foulard couvre le reste de notre visage. J’avais très peur des insectes. Ma sœur a été piquée par une abeille et une amie par un scorpion. Travaillant dans une usine, on a au moins un toit qui nous protège. Mais les conditions ne sont pas non plus idéales».
—Tu travailles encore dans une usine?
—Oui. Celle-ci est ma sixième année, et cette fois j’ai un poste de nuit. Aujourd’hui, je commence à 20 heures et je sortirai, peut-être, à 6 heures du matin.
—Cet horaire est-il mieux payé?
—Pas du tout; on a toujours le même salaire. Il y a deux jours on a eu un problème: les patrons nous ont donné 20 tonnes de fraises à préparer et emballer avec la promesse de nous payer neuf heures de travail, que l’on met ce temps-ci ou moins. On a fini en sept heures! On était tellement heureuses! Cependant, ils nous ont donné le salaire correspondant à sept heures de travail, en justifiant que tout avait été une épreuve. Hier, on l’a fait en dix heures. A mode de châtiment, ils nous ont payé huit heures.
—Il est comment, le travail?
—On a une pause pour manger entre 00:30 h et 1:00 h du matin. A 19:45 h, quand on arrive, on mange un peu et on met nos tabliers. Après, chacune prend sa place.
—Quelle est la tienne?
—Je m’occupe du couteau. Je coupe: voilà ce que je fais. Je coupe et je coupe sans arrêt. Je coupe la tige de la fraise. Les meilleurs fruits sont exportés. Elles doivent être entières. Celles qui ne sont pas parfaites, sont posées à part. On travaille sans arrêt. Debout. Il est interdit de parler entre nous. Même pour de questions relatives au travail. Le rythme de la chaîne est contrôlé par les gérants. Si un problème arrive, on lève le bras.
—Et si vous avez besoin de boire ou d’aller aux toilettes?
—On ne peut pas boire. On lève le bras pour aller aux toilettes. A ce moment-là, le gérant le note. Parfois on lève le bras à 23 heures et on a le permis d’y aller à 3 heures du matin. On ne peut pas non plus nous laver les mains. Ni utiliser des gants. C’est interdit. Si jamais ça pique ou on a besoin de nous laver, il faut attendre.
—Elle est comment la relation avec les gérants?
—Parfois ils s’approchent et crient: «Plus vite, encore plus vite! Travaille, prête attention!» Ça fait peur. Ils pourraient parler plus doucement. On fait le maximum, on fait ce qu’on peut. Pourquoi ils nous crient comme ça? De temps en temps ils nous menacent: «travaille plus vite, ou tu seras envoyée au water». Pas au bureau. Au water. Le temps passé au water, c’est-à-dire, le temps du châtiment, n’est pas payé. Parfois, les plus jeunes, les plus jolies, elles ont des privilèges.
—Par exemple…
—Elles peuvent se promener un peu, peuvent aller aux toilettes ou boire de l’eau. Moi, je ne suis pas autorisée à bouger. Je prie à Dieu pour que la fin de la journée arrive rapidement. Je n’ai jamais été malade, car si on est malade un seul jour, on doit présenter un justificatif médical. Il coûte 100 dirhams —10 euros—, ce qui est plus que le salaire d’un jour. C’est pour ça que je préfère travailler. Même si je suis malade.
—Est-ce que tu envisages de changer de travail?
—Je ne peux pas. J’ai une petite fille, et je suis prête à donner ma dernière goute de sang pour qu’elle puisse étudier.
—Est-ce que tu souhaiterais que ta fille travaille à la fraise?
—Seulement dans le poste de gérante!
—Voudrais-tu la voir en exploitant d’autres?
—Elle n’arriverait jamais à faire ça. Elle est douce, j’espère que le travail sera meilleur quand elle grandira…
Naima a plus de trente ans, ce que dans son pays et dans ce secteur signifie qu’elle est dans l’âge limite pour travailler, étant donné que la plupart des travailleuses ont entre 14 et 28 ans. La saison de la fraise dure normalement six mois, si tout va bien. L’année dernière elle a travaillé depuis décembre jusqu’à février. Cette année, elle a commencé en janvier et, selon ses prévisions, elle continuera jusqu’à juillet. Auparavant, après la fraise elle continuait avec la saison de la tomate, mais elle n’a plus la force nécessaire pour charger les caisses et elle préfère travailler comme employée de maison. Pour chaque semaine à l’usine, elle a un salaire d’environ 900 dirhams —90 euros—, desquels elle utilise dix pour le transport —150 par quinzaine. Il lui reste 750 dirhams, 150 euros par mois.
Le goût de la fraise
Hajar était gérante dans une usine.
La plupart des 20.000 femmes qui travaillent dans les champs de fraises viennent de petits villages, les douars, où elles sont recrutées dès leur plus jeune âge. Malgré la loi qui interdit de travailler avant 18 ans, beaucoup de fillettes commencent à travailler à 14 ans, notamment dans les champs, avant d’avoir fini l’éducation primaire. Une étude récente montre qu’un tiers de ces femmes sont victimes d’harcèlement sexuel.
Hajar est une femme urbaine qui habite à Larache. Avoir étudié jusqu’à l’âge de 17 ans lui a permis d’accéder au poste de gérante. Néanmoins, elle n’aimait pas ce qu’elle voyait à la usine, et un jour elle a décidé de dénoncer la situation aux organisations civiles qui, aidées par Intermon Oxfam, luttent pour améliorer les conditions de travail.
«Je devais contrôler le travail et les horaires des filles». Explique-t-elle.
—C’est-à-dire ?
—Une partie de mon travail consistait à noter les horaires sur un petit cahier; les heures d’arrivée et de sortie. En plus, j’étais en charge de la production. Par exemple: il y a 20 femmes et 20 tonnes de fraises. Je calcule donc combien de tonnes correspondent à chacune. On parle, bien sûr, d’un travail assez délicat, parce qu’il s’agit de personnes. Et il y a beaucoup de pression pour travailler sans erreurs et arriver à un maximum de rendement.
—Tu avais, donc, un travail de responsabilité.
—Beaucoup. Parce que je contrôlais aussi les chauffeurs pour savoir combien de femmes ils amenaient dans chaque voyage, car des fois ce sont eux qui reçoivent et administrent leurs salaires.
—Pourrais-tu évaluer ton travail?
—Il était très compliqué. J’avais toujours vécu dans une ambiance familiale très agréable, j’avais une vie protégée. A l’usine j’ai découvert un monde totalement nouveau: une sorte d’enfer, où les comportements criminels étaient très courants. Après avoir été témoin de leurs actions, je ne pouvais plus regarder dans les yeux á plusieurs de mes collègues.
—Des crimes, tu dis?
—Oui, des crimes. L’harcèlement sexuel est très présent. Si un chef ou un manager veulent une fille, ils ne s’arrêtent pas jusqu’à la remporter. Et si la fille n’accepte pas, elle se fait virer ou bien elle se fait recaler dans un nouveau poste où elle sera incapable de tenir.
—As-tu été témoin de ces situations?
—Bien sûr. Par exemple: s’ils voient une fille qui leur plaît, ils s’approchent d’elle et lui demandent son numéro de téléphone. Ou bien ils lui indiquent un lieu et une heure pour se rencontrer. Parfois elles sont invitées à abandonner la chaîne et se placer près de la porte du réfrigérateur. Et quelques uns les mènent à l’intérieur.
—Pourrais-tu expliquer un cas précis?
—Oui. Je pourrais te raconter ce qu’a vécu une amie à moi. On savait bien que cette femme avait une relation avec le chef, une relation forcée. Un jour, le chef lui a vu parler avec un transporteur. Tout de suite il l’a frappée devant tout le monde.
—C’est la raison pour laquelle tu as quitté la usine?
—Il y avait rien de bon. Je n’ai vu que des choses méchantes. Les chefs percevaient les femmes comme des proies à dévorer. Ils font tous pression, ils crient, ils insultent. On n’est rien.
—Et à toi la fonction de police…
—Celle de contrôler. Parfois, le chef venait et me disait: «cette femme-là n’a pas bien fait son boulot; tu lui enlèves deux heures de salaire». Je le notais avec un crayon, pour pouvoir ensuite bien l’effacer. Ce n’était pas dangereux parce que je rendais la liste directement à l’administration, ils ne pouvaient rien détecter.
—Pourquoi as-tu décidé de dénoncer cette situation?
—Les gens croient que les usines et les terrains de culture sont des paradis. Ils voient que les travailleurs ont un salaire. Au moins ils ont un travail!, disent-ils. Il y a même des contrats de travail. Ils voient les uniformes. Les installations modernes. Les grands camions qui vont et qui viennent. Mais en réalité ce n’est pas le paradis. C’est l’enfer. Et je voulais lever le voile.
—Tu as perdu ton travail, n’est-ce pas?
—Ça aurait été encore pire d’y rester! Imagine la vengeance! Les femmes nous souffrons plus que les hommes, parce qu’il existe une forte discrimination. C’est une question culturelle: quand les hommes font des erreurs, ils ne se font pas engueuler. Alors que quand il s’agit de femmes, on leur crie, on les maltraite, et tous les hommes peuvent les humilier, qu’il soit le chauffeur ou le gérant, il suffit d’être un homme pour leur donner des ordres et leur élever la voix. Ou même essayer de les forcer. Maintenant, j’ai un salon de coiffure et je collabore en tant que militante pour améliorer la vie des travailleuses de la fraise.
—Veux-tu te marier?
—Quand je trouverai l’homme approprié.
—Il doit être comment, cet homme?
—Il y a des hommes qui s’approchent à moi, mais quand ils commencent à poser des questions sur le salon, je me rends compte qu’ils sont déjà en train de planifier, qu’ils pensent comment gérer ma vie et mes affaires au lieu de penser à moi comme personne. A ce moment là, je les quitte. Je me dis à moi-même: ce n’est pas ce que tu cherches.
—Tu aimes les fraises?
—Oui, je les aime. C’est une question que je pose souvent aux amies qui travaillent encore à la fraise, et elles répondent toujours qu’elles les détestent, elles n’arrivent même pas à en manger sans éprouver une sensation de douleur, de dégoût. J’ai arrêté d’en acheter. Au marché, en regardant les fraises je pense: ce sont les fraises responsables d’une telle souffrance.
Femmes invisibles, inexistantes, qui voyagent comme le bétail
On a rencontré Hajar à Rabat, au cours d’un séminaire organisé par Intermon Oxfam en collaboration avec une vingtaine d’organisations locales qui luttent pour améliorer les conditions de travail et qui font pression sur les entreprises étrangères pour qu’elles respectent les droits des ouvriers, de façon à ce que les fraises consommées à Londres, Barcelone, Bruxelles ou Paris ne soient pas le fruit de la honte; les Fraises de Sang, comme elles ont déjà été surnommées en Grèce, où ce mois-ci un entrepreneur a embauché des tueurs à gages pour tirer contre des travailleurs de Bangladesh qui protestaient de ne pas avoir un salaire digne.
Un des premiers écueils des travailleuses des usines de fraises au Maroc est leur propre inexistence civile, puisque la plupart d’entre elles n’ont même pas un document qui certifie leur identité et elles n’apparaissent dans aucun registre. Pour pouvoir faire pression sur les entrepreneurs et les obliger à payer leur sécurité sociale, elles doivent d’abord avoir leur propre carte d’identité. Le prochain pas sera signer un contrat de travail, se mettre d’accord sur un salaire minimum et faire que l’entrepreneur les inscrive à la sécurité sociale, bien que la plupart d’elles préfèrent ne pas être inscrites pour économiser de l’argent. L’amélioration des conditions de transport est aussi devenue un objectif prioritaire pour ces organisations, lesquelles depuis deux ans organisent des «caravanes de sensibilisation» à Larache et Moulay Bousselham pour expliquer aux femmes des douars quels sont leurs droits, et les aider dans la gestion des documents. Dès qu’Intermon Oxfam a commencé à être impliquée dans ce secteur, les inscriptions à la sécurité sociale se sont vues augmentées de 52 %.
Nadia, Farima, Fara et Jamira parlent aisément pendant une des pauses-café du séminaire.
Je leur propose de m’expliquer le problème issu du transport, et elles se lancent immédiatement: «On parle d’un secteur sans loi», «nous sommes introduites comme des animaux dans des camionnettes, voyageons debout, 50 ou 60 femmes», «le voyage peut se prolonger une heure ou une heure et demie, et on rentre tellement fatiguées qu’après 12 heures, on peut à peine manger».
Le sujet des chauffeurs est important parce que très souvent, comme explique Hajar, ce sont eux qui recrutent les filles et les payent. Il y a donc un immense pouvoir du chauffeur sur les travailleuses, et il en profite: «parfois, quand on rentre la nuit, nous risquons d’être agressées sexuellement», dit Nadia.
Nadia travaille depuis qu’elle avait 14 ans. Bien qu’illégale, c’est une pratique habituelle: «il y a besoin de cinquante filles dans une usine, par exemple. Le chauffeur les ramasse. Si le gérant se plaint parce que qu’il y a des mineures parmi elles, le chauffeur menace: «soit tu les prends toutes, soit je les emmène toutes». Tous préfèrent donc détourner le regard.
«Un jour —c’est Nadia qui continue— j’étais tellement fatiguée que j’ai vomi. Le chauffeur a arrêté le véhicule et m’a fait descendre. Il m’a laissée seule sur la route, en pleine nuit. Dans la camionnette, mes collègues ont commencé à râler, ce qui a fait retourner le chauffeur».
—Pourquoi êtes-vous venues au séminaire?
—Nous nous sommes fait virer du travail. Hier. Les quatre. On a décidé de protester. Le gérant nous a dit: ne retournez jamais, on ne veut pas des femmes qui ont la tête chaude.
La tragédie
Quelques entreprises étrangères craignent que si les conditions de travail sont dévoilées, il y aura des consommateurs qui arrêteront d’acheter leurs fraises parfaites. On peut trouver même quelques unes qui commencent à céder à la pression. Malheureusement, beaucoup de fois il ne s’agit que de maquiller la réalité.
Nous avons visité les installations d’une multinationale qui exporte à l’Europe, au Japon, et au Moyen Orient, et dont un de ses clients principaux est une grande chaîne étrangère de supermarchés. Le directeur des ressources humaines nous reçoit sous la condition de ne pas dévoiler le nom de l’entreprise.
Il commence. Selon lui, ils ont fait tout ce qui était requis par le code du travail que demandent les organisations sociales. Leurs employés ont été déclarés, cotisent à la sécurité sociale, ont leurs vacances et un salaire minimum, mais…
—Mais?
—Ce n’est pas si facile.
—C’est-à-dire?
—Nous sommes en concurrence avec des entreprises qui ne respectent pas ces droits!
—Et…?
Le directeur des ressources humaines nous explique ce qu’il appelle «la tragédie»:
—Nos clients, nos acheteurs —raconte-t-il—, ne se questionnent pas au sujet des conditions de travail. Ils demandent le prix d’achat. Ils payent pareil à tout le monde. Du coup, ceux qui ignorent ces conditions ont un avantage sur ceux qui essayent d’être plus justes et plus humains. Toute la charge retombe sur le producteur.
—Qui la dépose sur l’ouvrier.
—Plus ou moins.
Plus ou moins parce que même ces entreprises qui affirment accomplir les codes de bonne conduite, comme celle que nous visitons, très propre, bien sûr, et dont les installations sont très modernes et d’une haute technologie, ont aussi leurs petites astuces:
—La ruse des producteurs —continue le directeur des ressources humaines—, quand ils ont une commande importante, consiste à produire une partie de la totalité des produits dans des bonnes conditions, et puis acheter une autre partie de la production à des entreprises, souvent petites, qui ne respectent pas les normes. Après, il suffit de tout mélanger et exporter la totalité des produits sous la marque qui garantie le travail digne.
—Ça alors!
—Voilà le problème de la concurrence déloyale! C’est le monde du travail. Le monde global: il n’y a rien de plus important que le prix. Si on n’est pas rangé au prix, on perd. Et il y a les romains, les égyptiens… vous n’arriveriez jamais à comprendre la dureté de la situation.
Le consommateur devrait décider
Said Saadi, socialiste, a été ministre du Développement et Solidarité pendant les années 1998-2000, et le principal promoteur du Plan Intégral pour l’intégration de la Femme au Maroc, qui a culminé avec l’approbation du Code de la Famille en 2004, un nouveau cadre législatif qui proclame l’égalité des droits des deux conjoints, la disparition de l’obéissance de l’épouse au mari, la possibilité des femmes de divorcer et l’interdiction de la polygamie.
Nous rencontrons l’ancien ministre au même séminaire.
—Il faut changer le capitalisme si on veut maintenir les réformes… —dit-il, comme amuse-bouche de notre discussion.
—Parlez-vous de changements globaux?
—Effectivement. Ce qu’on essaye de faire ici, humaniser le travail, rédiger des lois, arriver à des compromis, améliorer la vie quotidienne, est très important. Il faut le faire. Mais ces intentions se heurtent à la réalité du marché. Nous ne devrions pas faire confiance aux acheteurs, les entreprises étrangères, attendre qu’ils changent. Ce qu’ils cherchent c’est un bon produit, de qualité, pas cher, et qui soit disponible le plus tôt possible. Même si nous luttons ici pour améliorer les conditions de travail, si les consommateurs européens, asiatiques, du monde, ne font pas pression sur ces acheteurs, nous n’avons rien à faire. Parce que le jour où nous arriverons à avoir ces droits, ils chercheront des ouvriers dans des pays qui ne respectent pas les personnes. Par conséquent, il est nécessaire de changer tout le système: le consommateur devrait s’engager. Il doit tenir ferme. Il doit affronter son propre gouvernement et les entreprises. Même l’Union Européenne est devenue otage des lobbys contrôlés par les multinationales!
Bons moments, bonnes sensations
Nous sommes invités chez Charifa pour visiter sa maison dans un petit douar placé sur une colline. Nous buvons un thé avec sa famille, d’une quinzaine de personnes. Tous vivent du travail de Charifa et de sa sœur ainée, elle aussi travailleuse de la fraise. Tous dépendent de leurs salaires. Sa mère nous montre le lit où Charifa, ses frères et ses cousins sont nés, et se souvient des jours où Charifa a commencé à travailler. Elle n’avait que 15 ans et était très timide; elle a dû quitter l’école parce que sa famille n’avait pas l’argent requis pour payer le transport en ville, situation très similaire à celle de la plupart des filles du douar. Un jour, un chauffeur qui cherchait des nouvelles travailleuses au douar a pris Charifa, qui marchait la main de la main avec sa sœur ainée. Elles sont sorties de chez elles à 4 heures du matin. Elles sont retournées la nuit. Huit ans sont déjà passés et Charifa n’est plus la même. Maintenant, elle regarde les hommes dans les yeux quand elle parle («Avant —reconnait-elle— je n’aurais jamais osé vous diriger la parole»), et est devenue une militante capable de parler devant un public de deux cents personnes avec une voix ferme et des mots convaincants: «Il faut changer la fraise!» Exclame-t-elle. «Nous pouvons améliorer nos vies!».
La militance, le fait de sortir de chez elle, les réunions, les débats, le contact avec des personnes très différentes, ont fait de Charifa une femme rassurée. Un jour, elle sera peut-être même députée. Elle aura peut-être des tâches de responsabilité. Ça serait normal pour une personne remarquable de sa communauté qui possède les qualités suffisantes pour devenir un leader. Lors de la Révolution Industrielle, les miniers anglais se sont rebellés et ont obtenu des améliorations de leurs conditions, ont éliminé le travail infantile, ont lutté en faveur du vote des femmes, ont refait leurs résidences, construit des écoles, ils sont même arrivés au Parlement… c’est facile d’être ému par l’énergie transmise par Charifa, par toute sa vitalité, ses idéaux, les utopies, mais nous ne pouvons pas oublier ce qu’on voit: et on regarde comment le salaire de ces ouvriers du XXIème siècle ne sert qu’à survivre, il ne sert pas à améliorer les villages ni à bâtir des nouvelles écoles. Quand les filles ont 30 ans, elles deviennent chômeuses et sont substituées par du sang neuf, peut-être leurs propres… s’il y a de la chance, bien évidement: parce qu’au fur et à mesure que ces ouvriers du nord, réduits en esclavage, prennent conscience, résistent et s’organisent pour construire une société plus humaine, plus juste, le capital s’éloigne vers des endroits plus maniables, laissant derrière lui un océan de chômeurs.
Même pas la fraise ne peut être changée sans changer le monde, voudrions-nous dire à Charifa. Mais nous ne disons rien: il faut profiter des bons moments, et Charifa et ses proches vivent un moment plein de sens et de bonnes sensations.
Traduit de l’espagnol par: Carolina Camarmo
Intermon Oxfam travaille avec plus de 20.000 cueilleuses de fraises dans leur lutte pour obtenir des conditions de travail décentes. Pour plus d’informations, cliquez sur.
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1 Le Détroit de Gibraltar.
2 RAE (Real Academia de la lengua Española). Académie de la Langue Espagnole.
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